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Les yeux fermés, Astyan régularisa sa respiration, afin de ramener le calme dans son esprit. Cette mésentente avec Anéa diminuait ses facultés ; peut-être était-ce le but que recherchait l’esprit invisible qui les manipulait. Mais il ne lui offrirait pas la victoire aussi facilement.
Lorsque son souffle devint à peine perceptible, il s’enfonça peu à peu au plus profond de lui-même, traversant les différents niveaux de conscience pour atteindre, au-delà même de son subconscient, cette passerelle mystérieuse qui reliait son être à l’Esprit infini.
À d’innombrables reprises, par le passé, il avait accompli ce voyage extraordinaire au-delà de lui-même. Cette fois pourtant, le malaise indistinct et la souffrance engendrée par le désaccord avec sa compagne le perturbèrent. Il dut faire appel à toute sa volonté pour ne pas céder au vortex infernal qui tenta de le saisir dès qu’il eut franchi la porte irréelle qui menait vers l’univers d’azur et d’or, ce lieu étrange où les âmes immortelles se fondaient en une seule, où n’existait plus aucune distance.
Peu à peu se dessina au sein de ce monde impalpable un autre lui-même, son propre double spirituel. Une à une, il délia les attaches qui rattachaient ce corps subtil à son écorce matérielle. Comme un voile qui se déchire, il eut l’impression que ses sens se multipliaient : sa vue s’étendait à présent dans toutes les directions, son ouïe se développa, décelant le moindre murmure de vent. Par un simple effort de volonté, il se sépara de son enveloppe charnelle.
Il flottait à présent au-dessus de lui-même, dans un état de plénitude totale. Cependant, au sein de cette sérénité, il devinait des flux contradictoires, menaçants, dont il ne parvenait pas encore à comprendre l’origine. Mais il avait désormais la certitude qu’il ne s’était pas trompé : une entité néfaste régnait sur Thartesse. Il ressentait sa présence, sans pouvoir la localiser. Par précaution, il renforça son écran mental protecteur, afin que l’entité ne pût le détecter.
Guidé par sa seule volonté, il s’éleva encore, plana dans les airs, dominant la cité plongée dans la nuit comme un aigle invisible. Il ressentait en lui les vibrations émises par chaque être vivant, les êtres humains comme les animaux et les plantes.
Il pénétra tout d’abord dans la chambre où dormait sa compagne. Esprit immatériel, il se posa près de son visage, sur lequel séchaient des larmes. Une intense bouffée d’amour l’envahit, qui trouva son écho dans les songes de la jeune Titanide. La respiration d’Anéa se calma, ses traits se détendirent. Aveuglée par l’amour qu’elle portait à cette sœur jumelle, elle était comme prisonnière, incapable de percevoir la réalité subtile de la menace sourde qui pesait sur le monde. Il devait lui ouvrir les yeux, afin qu’elle redevienne elle-même. Un souffle léger se déposa sur les lèvres de la jeune femme, comme le rêve d’un baiser.
Puis il s’écarta, de peur qu’elle ne devinât sa présence. Elle ne devait pas savoir ce qu’il tentait. Tel un fantôme, il traversa l’épaisse muraille du palais et se retrouva de nouveau à l’air libre, survolant la cité. Un élément l’intriguait : la population de Thartesse, bien moins importante que celle de Poséidonia, ne justifiait pas le nombre élevé des gardes armés. Les populations anthropophages évoquées par Saïth n’expliquaient pas non plus un tel déploiement de force. Existaient-elles seulement ?
Plongeant dans la pénombre d’une ruelle où deux guerriers montaient la garde, il pénétra leur esprit, et une sourde inquiétude l’envahit aussitôt. Contrairement aux gardes impériaux, ces hommes ne possédaient plus aucune volonté propre. On les avait conditionnés pour livrer combat, au mépris même de leur propre vie. Dans quel objectif ?
Étudiant avec soin la mémoire du premier des deux hommes, il comprit qu’il n’était pas originaire de Thartesse elle-même mais d’une cité située plus au nord, qui avait nom Lierna. La cité de Saïth et d’Ashertari. Il capta dans l’esprit du guerrier la localisation de la ville et se sépara de lui, puis, à la vitesse de la pensée, il se projeta sur place, à plus de dix angles de distance. Une nouvelle cité apparut alors, dont la vue confirma d’un coup tous ses soupçons. Il remercia la déesse-mère, Gaïa, de lui avoir accordé la clairvoyance : le Serpent n’était pas parvenu à l’aveugler.
En vérité, Lierna n’avait aucun rapport avec le petit port commercial décrit par Ashertari. Devant lui s’étendait au contraire un puissant arsenal. Le long des quais s’alignaient des centaines de navires de guerre. Au-delà se dressaient les immenses chantiers navals où ils avaient été construits. Une telle flotte était beaucoup trop importante pour assurer la seule défense de Thartesse ; de plus, la seule population de la ville ne suffirait pas à fournir tous les guerriers nécessaires. Il fallait donc que les Thartessiens aient conclu une alliance avec d’autres cités. Astyan connaissait trop bien les royaumes de l’Empire pour savoir qu’aucun d’eux ne pouvait être impliqué dans le complot. La guerre qui se préparait résultait vraisemblablement de la coalition de certaines colonies. Il lui revint que les comptoirs établis sur les côtes du continent oriental et de la mer intérieure avaient fondé une compagnie commerciale, qui avait pris une relative importance ces dernières années. Se pouvait-il que la secte des Serpents se dissimulât derrière ce consortium ? Il en était à peu près persuadé à présent. Une fortune colossale avait été nécessaire pour construire tous ces vaisseaux : la seule richesse de Thartesse n’aurait pu y suffire.
Plongeant vers les navires, il pénétra à l’intérieur de l’un d’eux. Quelques guerriers en armes montaient la garde à la proue. Il s’engagea dans le ventre du vaisseau, parcourant les niveaux inférieurs, et se retrouva soudain au milieu d’un univers de cauchemar. Si les ponts supérieurs étaient occupés par des soldats armés jusqu’aux dents, qui ne semblaient attendre qu’un ordre pour combattre, les cales abritaient des monstruosités qui confirmaient le récit d’Euphémos de Karya. Astyan avait deviné juste : le marin alcoolique n’avait pas menti. Dans des cages s’entassaient d’effrayants hybrides d’humains et d’animaux. Il découvrit ainsi des hommes-boucs ; à leurs côtés se trouvaient des hommes à tête de lion, dont les mains se terminaient par d’énormes griffes. Plus loin somnolaient des créatures mi-hommes mi-crocodiles, des centaures parqués comme des chevaux dans des stalles trop petites.
Il ne faisait aucun doute à présent que la Tuténie avait accueilli les savants dissidents, peut-être emmenés par Drasko. Ils avaient fui l’Atlantide pour pouvoir poursuivre ici leurs abominables expériences sur les manipulations génétiques, créant ainsi une armée de créatures uniquement destinées au combat. Examinant les monstres plus attentivement, il découvrit que la plupart d’entre eux ne possédaient qu’une durée de vie limitée ; ils ne devaient donc servir que d’armée d’invasion, et préparer le terrain aux guerriers conditionnés qui suivraient.
La destination de cette puissance ne faisait aucun doute : les Serpents se préparaient à envahir l’Archipel atlante. Voilà pourquoi tout était si calme depuis près d’une année. Ophius avait voulu endormir la méfiance des Titans, comme il l’avait deviné lorsqu’il avait surpris l’anaconda. Mais il savait à présent qui était Ophius.
Cependant même une flotte de cette importance ne suffirait pas pour conquérir l’Atlantide tout entière. Poséidonia disposait à présent d’une armée tout à fait capable de lui résister. Mais cette flotte n’était peut-être pas la seule…
Il ne devait pas laisser l’émotion prendre le dessus. L’impression étrange qu’il avait ressentie un an plus tôt sur la Kaïrnâ lui revint en mémoire. Un court moment, il avait eu la sensation que cette trente-troisième existence serait peut-être la dernière. Mais c’était ridicule ; même si les Titans étaient tués, ils se réincarneraient, et livreraient de nouveau combat.
À moins que…
À moins que les Serpents n’aient découvert le moyen d’empêcher cette réincarnation. Mais comment ? Aucun mortel ne savait encore maîtriser le phénomène de la non-vie. Il fallait donc que soient apparus d’autres hybrides issus des dieux. Or les Entités qui avaient donné le jour aux Titans ne pouvaient avoir accompli une telle action ; de plus, elles avaient quitté la Terre depuis plusieurs siècles.
Alors peut-être ces Titans de la seconde génération étaient-ils nés spontanément – comme Ashertari, jumelle d’Anéa. Sans doute possédait-elle les pouvoirs des Titans à l’état latent, et depuis dix ans avait-elle appris à les développer ; ce qui expliquerait qu’elle ait été capable d’endormir la méfiance d’Anéa.
Passant d’un navire à l’autre, Astyan estima à première vue que l’armée d’invasion comptait plus de cinquante mille hommes, et une dizaine de milliers de créatures hybrides. Une telle armée ne se constituait pas en quelques jours ; Ophius préparait sans doute son opération depuis plusieurs années.
Quittant les vaisseaux, il se dirigea ensuite vers les longs hangars qui s’alignaient derrière les quais. Ils regorgeaient d’armes, parmi lesquelles il reconnut tout à coup des bombes à l’uraan. C’étaient des charges faibles, destinées à détruire des quartiers ou des petites cités. Il en dénombra plus d’une centaine ; la quantité suffisait pour rayer du monde l’ensemble des grandes cités atlantes, ou tout au moins celles qui tenteraient de résister après l’élimination des Titans.
Astyan demeura quelques instants songeur. S’il n’avait pas entretenu ce doute, s’il n’avait pas décidé ce voyage astral pour vérifier ses soupçons, il n’aurait jamais rien deviné de ce gigantesque complot. Anéa, de même que les autres Titans, ne se doutait de rien. Se concentrant de nouveau, il tenta d’entrer en contact télépathique avec ses compagnons, pour les avertir, mais un sentiment glacial s’infiltra alors en lui. Toute communication se révélait impossible, comme si un brouillard psychique recouvrait le monde. Instantanément il rétracta ses tentacules spirituels ; cette brume immatérielle était la preuve qu’il n’avait pas affaire à de simples humains, mais à des êtres supérieurs. Des êtres effrayants qui s’apprêtaient à conquérir l’Atlantide – ou peut-être à l’anéantir.
Il était seul. Une rage sourde monta en lui. Il avait cependant la possibilité d’agir. Tout d’abord, il fallait neutraliser les pierres de feu. Focalisant son énergie, il se concentra sur l’uraan contenu dans les bombes, affina sa perception matérielle et descendit lentement jusqu’au niveau atomique. Avec précaution, il s’intégra peu à peu à l’ensemble des projectiles. Il n’avait pas droit à l’erreur : le moindre écart dans sa concentration provoquerait l’explosion d’une des armes. Il l’aurait fait volontiers si les siens ne s’étaient pas trouvés à Thartesse, mais la destruction de l’arsenal balaierait le pays tout entier, soufflant la cité comme un vulgaire fétu de paille. Une cité où reposaient Anéa et ses filles, ainsi que tous ceux de leur suite.
Dans un suprême effort de volonté, il dissocia d’un coup les atomes d’uraan, transmutant ceux-ci en d’inoffensifs atomes de plomb. Une vague lueur de couleur verte s’éleva un instant des caisses contenant les projectiles, puis s’éteignit ; les bombes ennemies ne risquaient plus de causer de grands dégâts.
Une intense sensation de soulagement l’envahit. Avec ce qu’il avait découvert, il avait en mémoire suffisamment de preuves pour confondre Ashertari, et ouvrir ainsi les yeux d’Anéa.
Mais il restait un dernier mystère à percer. Il ressortit du hangar et s’écarta de Lierna. Revenu à Thartesse, il se dirigea vers le temple qu’ils devaient inaugurer le lendemain après-midi.
C’était un édifice heptagonal, dont la construction se basait sur le nombre sept, chiffre sacré depuis toujours associé aux sept îles de l’Archipel atlante. L’architecture n’avait donc rien de surprenant en elle-même. La pierre utilisée était du marbre blanc, mêlé à du basalte d’un noir bleuté. Le monument était gardé par une importante escouade de guerriers, mais rien ne pouvait arrêter un corps astral. Il plongea au cœur du temple, jusqu’à la salle centrale. Le sol de mosaïque s’ornait cette fois d’une étoile à sept branches ; au-dessus se dressait une étrange structure faite de fins réseaux de tubes d’or et de cobalt, dont Astyan remarqua aussitôt qu’elle était similaire à celle du temple de Fa’ankys. Il était sûr à présent que c’était elle qu’on avait voulu les empêcher d’examiner.
Lentement il évolua autour d’elle, l’étudiant avec attention. À première vue, elle avait un aspect décoratif et inoffensif. Il se mêla à la matière elle-même, suivant les dessins compliqués de la structure ; elle ressemblait vaguement à une double spirale hélicoïdale s’évasant vers le haut. Cependant le réseau de cobalt et d’or offrait par endroits des asymétries particulières, inexplicables. Redescendant sur le sol, il remarqua, à chaque extrémité de l’étoile heptagonale, d’autres structures dirigées vers le haut, et constituant la base d’un cône enveloppant le vortex immobile.
Tout cela n’avait aucun sens. Comment cette structure pouvait-elle présenter un danger quelconque ? Même s’ils l’avaient découverte, ils n’auraient rien vu d’autre qu’un élément décoratif surprenant. Il revint se placer mentalement au centre de l’étoile, là où il se tiendrait le lendemain avec Anéa. Affinant sa perception, il se concentra sur la spirale double, son orientation, ses proportions.
Soudain l’horrible vérité lui apparut, et il comprit le machiavélisme de toute la machination. Son émotion fut telle qu’il se retrouva instantanément replongé dans son corps physique. Son cœur battait à tout rompre ; une sueur froide ruisselait sur ses tempes.
Il reprit son souffle avec difficulté. Le piège ourdi par les Serpents était monstrueux. Il dénoua ses muscles engourdis par la longue immobilisation et gagna silencieusement la chambre d’Anéa. À présent, ils étaient seuls à pouvoir agir.
S’il n’était pas déjà trop tard.